mercredi 11 juin 2014

J'accuse- Damien Saez- chronique XXL

A l'heure où de joyeux lurons dansent comme des cons sur Happy de Pharrell Williams dans les rues  de nos belles villes françaises qui la nuit venue n'ont plus rien d' « happy » – des corps qui gisent par terre, les clodos comme on les appelle qui dorment sur les trottoirs ou sous les ponts, et dont tout le monde se fout –, le Front National est arrivé premier dans notre pays aux dernières élections européennes avec plus de 25%. Cette montée sourde mais sûre du fascisme, je n'y croyais pas pour ainsi dire, mais là j'ai peur, et apparemment ça n'a pas l'air d'inquiéter les bons gens. Que faire ? Pleurer ? Avoir honte ? Les deux pour ma part, mais je préfère jeter mes larmes au tri sélectif, prendre une douche pour retirer la souillure, et me replonger dans l'album J'accuse de Damien Saez, sixième opus studio de l'artiste sorti en 2010.

Avec un son beaucoup plus rock et des paroles davantage crues et révoltées (oui, encore plus révoltées), ce disque a créé une véritable scission dans son œuvre, amenant de nouvelles personnes, dont moi, à se pencher sur son éclectique et prodigieux travail de composition débuté il y a 15 ans déjà. La censure publicitaire de l'affichage de  J'accuse dans les couloirs des métros et dans les rues avait également fait beaucoup parlé de l'album. En effet, certaines personnes et notamment certaines pro-féministes se sont insurgés contre la photo illustrative jugée dégradante pour l'image de la femme – la photo présente une femme nue en talons aiguilles dans un caddie –  alors que celle-ci cherche à montrer tout le contraire. En effet, elle défend le sexe féminin en le symbolisant comme un objet de fantasme et jetable utilisé pour faire vivre le marketing, fustigeant dans une sphère plus large notre société de consommation. L'auteur cite dans une interview accordé à Europe 1 : « J'ai honte pour ces gens, honte pour mon pays, honte pour ce qu'il est devenu, honte pour cette auto-censure que la société s'inflige à chaque fois qu'elle ouvre sa bouche ».

Le titre de l'album, vous l'aurez deviné, rend hommage à la lettre ouverte qu’Émile Zola avait écrite le 13 janvier 1898 au président de la République en place à cette époque, Félix Faure, au cours de l'affaire Dreyfus.

Allez, retour sur ces 14 poèmes musicaux haut en verbe et en couleurs pourpres, avec des extraits de paroles pour chacun d'entre eux. Ces textes me font encore vibrer l'âme quand la mélancolie de voir ma république partir en vrille pointe le bout de son nez.

Le recueil enragé commence par Les Anarchitectures, texte pamphlétaire vivant seulement de la voix de Saez et qui donne le ton : « c'est fini le temps des instruits / le temps des populaires aussi / fini le temps des littéraires / au-dessus des comptes bancaires ». La deuxième piste Pilule donne véritablement le rythme et commence très fort : « je me lève et je prends des pilules pour dormir / je prends le métro dans la meute je rêve de partir ». Ce texte parle des gens qui, comme vous et moi, font lexo/boulot/métro/lexo/dodo sans rien avoir en retour, si ce n'est un triste chèque en fin de mois. C'est très punchy à la limite du slam agressif – comme sur la moitié des titres présents sur le disque –, avec une dominante de basse et de batterie et par moment de la bonne guitare pour donner de l'impulsion. Derrière, Cigarette suit le cours, dénonçant toujours l'ultra-capitalisme et l’absence de réflexion de notre jeunesse sur notre monde, puis une césure arrive, partant sur la cigarette, son interdiction dans les bars, sa nocivité avérée mais qui fait quand même du bien dans la peine, faisant parallèlement et sûrement la métaphore d'une femme peut-être dangereuse pour le cœur mais compagne l'accompagnant dans la vie qu'il ne peut gérer seul. Quatrième piste, Des P'tits Sous, référence aux p'tits trous de Gainsbourg, dénonce une nouvelle fois le fric roi et défend l'ouvrier esclave : « des p'tits qui font grossir les gros / qui rendent les p'tits toujours plus p'tits / pour que le p'tit n'ait d'autres choix / pauvre de lui que d'faire des p'tits / oui oui ». Pas le temps de souffler, Sonnez Tocsin dans les campagnes déboule. Hymne à la révolution, cette chanson, alimenté par des guitares saturées tout du long, nous donne l'envie de prendre les fourches et d'aller combattre les grands exploitants de cette Terre : « Aux armes citoyens des pleurs / quoi te dire d'autre qu'il est l'heure / de libérer les horizons / des contingents de nos armées / devant l'avenir enfin / pour un meilleur au bout du poing ». Sixième piste, J'accuse, chanson promotionnelle, fait preuve des pantins que nous sommes à suivre les routes que l'on nous a tracées sans jamais chercher à comprendre pourquoi nous agissons de la sorte. Damien l'accuse parfaitement avec son « oh non l'homme descend pas du singe / il descend plutôt du mouton ».

Petit break romantique de la septième à la neuvième plage, où l'auteur parle de son amour perdu dans Lula qu'il recherche partout, dans tous les troquets, tous les rads de province, tous les trous à rats ou encore les endroits branchés. S'enchaîne Regarder les Filles Pleurer, track qui traque toutes les filles « qu'elles soient de Bizance ou de Syracuse / de Belgrade qu'elles soient de celles qui ne pleurent plus (…) qu'elles soient paysannes ou fille de ministre / ouvrière éperdue dans la fourmilière ». La neuvième est une compo sans paroles à l'atmosphère ecclésiastique qui suit l'histoire de la dernière chanson énoncée et qui s'intitule sobrement  Regarder les Filles Pleurer Thème.

Mais Saez n'en a pas fini avec sa révolte qu'il porte avec fougue et ça se ressent au profond de ses cordes vocales suaves. Dans Les Cours des Lycées, qui commence doucement à la batterie, il parle une nouvelle fois de cette jeunesse triste qui n'a plus de rêves, plus de luttes, plus d'horizons, pas de but, mis à part être le plus fringuant, l'apparat en ligne de mire : « sûr au pays des teenagers / c'est du Gucci c'est du goût d'chiottes / malheur à qui parle du cœur / c'est pas la mode à nos époques / qui coule à flot dans les familles / dans le commerce du textile / il faudra gagner de l'argent ». Onzième poème mélancolique parfumé à la clé de sol, Les Printemps, l'auteur/compositeur/interprète se moque mais avec une grande amertume de nos petites vies vides et bien rangées qui défilent sans qu'on ait le temps de vivre pleinement. Dans cette chanson, y'a quelque chose de positif tout en restant dans le négatif (la force de Saez) : « tu sais moi je vois des printemps / à chaque môme qui crie sa rage / à chaque bagnole qu'on brûle / à chaque mot tendre qu'on dit ».

Marguerite et On A Tous Une Lula et Tricycle Jaune, respectivement douzième et treizième morceau, sont chacune des ballades teintées de termes forts et assez déglingués, qui chez certains artistes pourraient sonner faux mais qui chez Saez sonne tendre poésie : « Marguerite elle est belle comme un accident d'bagnole / comme un poids lourd qui a plus les freins ». On A Tous Une Lula est la plus enjouée de ces deux chansons voyage, et même de l'opus tout entier, avec une guitare acoustique pleine de vie qui nous tient en haleine jusqu'à la fin et nous fait nuage blanc dans un ciel bleu azur. Quelques vers bien-entendu pour celle-ci : « sur mon tricycle en roues arrières / j'me barre de l'aut' côté d'la Terre / aller m'fumer une cigarette / est-ce que t'aurais des allumettes / pour foutre le feu à leur pays / des molotofs est-ce que ça t'dit / mais dis-moi est-ce que tu sais / est-ce qu'on va tous au paradis ? ». Tricycle Jaune, the last one, s'apparente à une comptine et vient clore avec douceur cet album engagé et survolté : « quand l’apocalypse sonnera la fin / que le trafic sera bloqué au péage / y en aura un que tu verras passer au péage / ce sera le tricycle jaune.

Sur J'accuse, Damien Saez est un fortiche de la dualité, du mélange du bonheur et de la douleur, de la candeur et de la fracasse, du noir et du blanc sans jamais de teintes grisâtres. Pour moi, dans les décennies à venir, ou même peut-être avant, il sera reconnu comme l'un des plus grands poètes français, comme le sont Villon, Desbordes-Valmore, Hugo, Baudelaire, Verlaine, ou bien Rimbaud pour ne citer qu'eux, avec en plus un talent d’orchestration indéniable.

Pour conclure, cet œuvre très rock’n’roll et par moment enchanteresse est un des meilleurs remèdes contre toutes les montées fiévreuses de fascisme et du monde fou dans lequel nous vivons. Un album sans fausse note, à mon sens époustouflant et entier, tout comme l’homme qui l’a composé. A écouter et à méditer.

« salut à toi mon étoile au loin
l'illuminé de nos chemins
s'éclairera bientôt je sais
si l'on n'en perd pas le parfum
vigilance à tous nos esprits
et feu de tous les journalismes
puisque toujours il faut combattre
des nouveaux temples
les fascismes »



Marc C.